Le plaisir alimentaire : comment le décoder pour mieux innover ?

Le plaisir lié à l’alimentation est un facteur déterminant de l’acte d’achat de produits alimentaires. Il reste cependant complexe à caractériser. C’est pourquoi, le Technocampus Alimentation propose un décryptage de ce concept par Cécile Giraudeau-Vetter, Food Designer et fondatrice de la société de conseil Linalico, à La Rochelle, qui accompagne les entreprises dans leurs parcours d’innovation et Julie Palczak PhD, docteure en sciences du sensoriel et du consommateur. Ces deux visions d’experts donnent des clés pour intégrer avec succès le plaisir alimentaire dans le développement produit. 

 

Le plaisir, moteur de la consommation alimentaire en France 

A la différence des Etats-Unis, le plaisir alimentaire joue un rôle important dans l’acte d’achat des consommateurs français. En France, 55% des occasions de consommation alimentaire ont une dimension plaisir. Le plaisir alimentaire est la 2e raison de cuisiner derrière la recherche d’équilibre et constitue une motivation pour payer plus cher les produits achetés. Pour toutes ces raisons, il est important den comprendre les ressorts. 

 

Plaisir alimentaire, de quoi s’agit-il ?

L’approche sociologique, portée notamment par Jean-Pierre Poulain, distingue 3 formes archétypales du plaisir. 

. Le plaisir sensoriel est provoqué par ce qui se passe en bouche en lien avec l’expérience aromatique, la texture, le bon goût… du produit. 

. Le plaisir symbolique vient de la représentation de la nourriture qui dit quelque chose de nous (le caviar). 

. Le plaisir du lien socialnaît du « manger ensemble » qui intègre dans un groupe social. 

Il existe également une approche psychologique théorisée par Pierre Chandon, chercheur à l’Insead, qui oppose plaisir viscéral, simple satisfaction d’un besoin primitif (la faim, la soif) et plaisir épicurien, issu de « l’appréciation esthétique de la valeur sensorielle et symbolique de la nourriture ». 

 

Le plaisir alimentaire, un rituel mis en scène par les marques 

Sophie Thiron, doctorante en sociologie de l’alimentation et l’anthropologue Amélie Aubert-Plard ont étudié la relation quotidienne au plaisir alimentaire chez les mangeurs urbains en France, en analysant les routines dans lesquelles il est exprimé. Elles ont constaté que le plaisir alimentaire s’organisait fréquemment autour de rituels, comme le carré de chocolat avec le café ou le poulet du dimanche. Ces rituels ont deux fonctions précises. 

. Les rituels alimentaires évitent au mangeur d’avoir à trop réfléchir sur ses prises alimentaires et à se questionner à chacune d’elles.  

. Les rituels plaisirs équilibrent les comportements alimentaires en assurant des plaisirs réguliers socialement acceptables, dans une approche de tempérance. Un rituel plaisir, c’est la rencontre entre un mangeur, un aliment, un lieu et un contexte social.  

Les marques exploitent ces rituels dans leurs spots publicitaires. Vahiné met ainsi en scène le plaisir partagé de souffler des bougies, de se réunir, de réussir ses premières fois… Chaque gâteau est un moment de joie, de complicité et d’émotion. Le contexte apparaît comme aussi important que le produit. La publicité de Yoplait « 5 mn de pure douceur » pour le yaourt Perle de Lait communique sur le soin de soi et se focalise sur l’individu et le moment. En revanche, le rituel de Picard autour de la bûche de Noël est focalisé sur le produit lui-même… 

 

Santé et plaisir alimentaire, une relation difficile ? 

La relation entre santé et plaisir alimentaire est souvent perçue comme dysfonctionnelle. La quête de plaisir alimentaire est souvent associée à une recherche d’aliments à haute densité énergétique (gras et sucrés). Mais deux expérimentations suggèrent de nouvelles voies. La première menée par Pierre Chambon montre que « les mangeurs qui ont des dispositions à avoir une approche épicurienne préfèrent naturellement de plus petites portions ». Le plaisir pourrait donc être l’allié d’une alimentation saine. La seconde réalisée par Lucile Marty confirme la propension des enfants hédonistes à choisir des options alimentaires meilleures pour la santé. D’où l’importance de la dimension éducative du plaisir alimentaire : il est possible d’encourager le plaisir d’aimer des aliments sains par une exposition fréquente des enfants à ces aliments, en racontant des histoires au moment de leur prise… 

 

Comment intégrer le plaisir alimentaire dans une démarche d’innovation produit ? 

 

1/ Enrichir le design sensoriel plaisir du produit 

Lorsque l’on veut lancer des innovations produit, il est important de prendre en compte la dimension plaisir et d’identifier le rituel dans lequel ce produit s’inscrit. Il faut donc penser définition du produit, mais aussi expérience sensorielle. 

Pour enrichir le brief plaisir d’un produit, il convient ainsi de s’interroger sur : 

QUI est le mangeur, quelle est son attitude par rapport au plaisir alimentaire ? 

QUOI : quelle expérience plaisir on lui propose, dans quel contexte social, quel rituel on crée autour du produit ? 

OÙ : dans quel environnement et comment celui-ci participe au plaisir (restaurant gastronomique ou pique-nique, par exemple). 

QUAND : quelle fréquence, le moment de plaisir est-il programmé ou pas ? 

COMMENT le plaisir est apporté (création du lien symbolique). 

COMBIEN : quelle taille de portion ? 

POURQUOI : quel est le bénéfice attendu ? 

Plus généralement, il est intéressant de privilégier le plaisir épicurien dans toutes ses dimensions. Cette approche apparaît plus fiable que répondre au seul plaisir viscéral. 

 

2/ Identifier les leviers sensoriels dans les préférences d’aliments et de boissons 

Plusieurs facteurs externes, biologiques et physiologiques, motivent nos choix d’aliments et de boissons. Parmi les facteurs qui comptent, il y a les dimensions sensorielles (l’intensité d’un chocolat ou le craquant d’un cracker), ainsi que des dimensions subjectives (j’aime/ je n’aime pas). Cependant, la théorie de Berlyne montre que les gens tendent à préférer un stimulus (visuel) avec un niveau de complexité modérée. Un stimulus peu complexe peut être perçu comme ennuyeux. Mais des stimuli trop complexes sont difficiles à comprendre et le plaisir diminue. Cette théorie a été confirmée de façon empirique par un travail mené avec l’institut Paul Bocuse sur des verrines. 

 

3/ Raconter le produit en utilisant le narratif épicurien 

La promesse d’un produit comprend des messages sur sa performance, son efficacité ses fonctionnalités… Le narratif épicurien va plus loin avec une description multisensorielle du produit qui stimule l’imaginaire en racontant, par exemple, la façon dont un produit est fabriqué, en décrivant la provenance des ingrédients… Pour construire un bon narratif épicurien, il faut associer la réalité scientifique du produit (ses caractéristiques, les process de fabrication, ses qualités organoleptiques…) et l’imaginaire épicurien, en posant des mots sur la réalité des choses. Des marques font ainsi appel à des auteurs culinaires. Reste ensuite à sélectionner les narratifs en fonction du positionnement de la marque. 

 

Il est important pour les acteurs de l’agroalimentaire de comprendre les différentes dimensions du plaisir alimentaire et de savoir construire le narratif qui l’accompagne. Ces éléments permettent, en effet, aux marques de se différencier et constituent un argument pour lequel le consommateur est prêt à payer, si l’expérience du produit correspond avec ce que l’on en raconte. 

 

 

 

Paru en Novembre 2024